Au cours de notre escapade dans les Cantons-de-l’Est, nous avons visité la bibliothèque de la ville de Stanstead : the Haskell Free Library (lire l’introduction sur les Cantons ici). Si celle-ci n’a rien de spécial d’un point de vue architectural, elle a toutefois une caractéristique unique : elle a été construite à cheval sur la frontière entre le Canada et les Etats-Unis! Et pour s’y rendre, inutile de montrer patte blanche aux douaniers : l’accès est entièrement libre. C’est donc un des rares endroits au monde, pour ne pas dire le seul, où l’on peut entrer aux Etats-Unis sans passeport!
Mais comment est-ce possible? Qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école la bibliothèque sur la frontière? Voici le récit de notre visite.
Samedi 3 août, 10h. Nous arrivons à Stanstead, ville située à la frontière canado-américaine, au sud du Québec. Bien que l’entrée de la bibliothèque soit du côté américain, nous avons pour consigne de nous garer du côté canadien de la frontière. Nous devons ensuite atteindre l’entrée de la bibliothèque à pied, en empruntant un trottoir dédié. S’il n’y avait pas cette borne pour nous signaler que nous venons d’entrer aux Etats-Unis, dans l’état du Vermont, nous pourrions dire que cette rue ressemble à n’importe quelle autre rue, et non à une frontière (pas de poste de douane, pas de barbelés, pas de mur…). En quête de la bibliothèque, nous avons le malheur de quitter le fameux trottoir. En un rien de temps, un border guard s’empresse de nous demander ce que nous faisons là. Il nous montre du doigt la direction de la bibliothèque, directement à l’opposé de la direction que nous avions commencé à prendre (« pardon m’sieur l’agent! ») . Il nous fait bien comprendre qu’il faut rester sur le trottoir et que pour le retour, il faudra prendre exactement le même chemin en sens inverse. Puis, sans quitter ses gros yeux ronds, il retourne s’installer dans son gros pick-up, à l’affût des prochains touristes distraits.
Nous entrons dans la bibliothèque. L’intérieur est assez basique et la décoration plutôt sommaire. On pourrait se croire dans la bibliothèque contemporaine d’une petite municipalité. Il y a toutefois cette énorme tête d’orignal accrochée derrière la réception qui se démarque du reste. Mais plus encore, il y a cette ligne noire, tracée au sol, qui traverse le hall d’entrée de part en part : la démarcation de la frontière entre les deux pays!
Nous prenons des billets pour une visite guidée des lieux. Une jeune guide à l’accent anglophone vient à notre rencontre et nous invite à passer dans le bâtiment d’à côté : The Haskell Opera House, une salle de spectacle rattachée à la bibliothèque, elle aussi à cheval sur la frontière. Nous commençons par un peu d’histoire. On doit la construction de la bibliothèque et de la salle d’opéra à une certaine Margaret Haskell, une femme née au Québec, mariée à un riche businessman originaire du Vermont. Installés dans la région, ils s’investissent pleinement dans la vie de la communauté, qui regroupe à l’époque différents villages du Vermont et du Québec. Quand elle devient veuve, Margaret hérite de la fortune de son mari. Elle décide alors de concrétiser un projet qui lui tient à cœur : apporter culture et littérature à sa communauté. C’est ainsi qu’elle a l’idée de faire construire une bibliothèque et une salle de spectacle à cheval sur la frontière. Selon le souhait de Margaret, l’accès à la bibliothèque et l’emprunt des ouvrages seront gratuits et la salle d’opéra accueillera toute forme de divertissements culturels (groupes de musiciens locaux, théâtre musical, vaudevilles, troupes de théâtre ambulantes etc.). Curieusement, à l’époque, ériger un bâtiment sur la frontière est tout à fait légal et la construction débute en 1901 sans encombre (cela n’aurait plus été possible à partir de 1910). La salle d’opéra ouvre en 1904 et la bibliothèque un an plus tard.
Malgré les années, l’Opera House affiche le même visage que que lorsqu’elle a été inaugurée. En effet, à quelques exceptions près, l’ensemble de l’édifice est entièrement d’origine : les fenêtres, les plafonds, les peintures décoratives, le bois des escaliers et même les lampes. Les principaux travaux datent des années 90, pour une mise en conformité aux normes de sécurité et d’accessibilité.
Nous nous arrêtons devant le joli guichet de l’opéra. A l’époque, il fallait débourser 1$ pour une place confortable aux premiers rangs, 75 sous pour une place standard à l’arrière et 50 sous pour une place debout, dans les balcons. Autrement dit, on vient de nous donner ici les prix des places pour les riches, les classes moyennes et les pauvres!
A côté du guichet, l’affiche du spectacle joué à l’inauguration est encore accrochée. Il s’agissait d’un spectacle de blackface, un show musical très populaire à l’époque, au cours duquel des comédiens blancs se recouvraient le visage de maquillage noir pour jouer la caricature stéréotypée de personnes noires.
Nous entrons maintenant dans la salle de spectacle. A notre grande surprise, un groupe de comédiens est en pleine répétition de Mamma Mia, qui sera présenté au public d’ici une dizaine de jours. La salle est donc toujours en service! Notre jeune guide nous montre même sa maman qui fait partie de la troupe.
Il y a une centaine de places assises dans la salle : des sièges en bois plus ou moins confortables. Les fauteuils « des riches » sont par exemple les seuls à offrir un large dossier, une assise fixe et des accoudoirs. Au sol, nous retrouvons la fameuse ligne noire qui matérialise la frontière. Alors que la scène et les premiers rangs se trouvent du côté canadien, le reste de la salle est géographiquement situé dans le Vermont.
La guide nous fait ensuite entrer dans le couloir qui conduit aux coulisses. Des costumes à plume et à paillettes suspendus sur des cintres attendent patiemment d’être mis en mouvement. Le mur accolé à la scène est couvert de dédicaces ou de dessins griffonnés par les artistes qui se sont produits ici, depuis l’ouverture des lieux. A lui seul, ce mur est un résumé de plus de cent ans de show-business! On nous laisse assister quelques minutes à la répétition mais la visite sera malheureusement écourtée pour ne pas déranger les comédiens.
Avant de quitter les lieux et de rejoindre sagement le trottoir qui nous reconduira au Canada, nous repassons par la bibliothèque. En bons touristes, nous ne résistons pas à l’envie de prendre quelques photos de part et d’autre de la ligne de démarcation : un pied au Canada et l’autre aux Etats-Unis!
Aujourd’hui, on peut encore se rendre à la bibliothèque pour emprunter gratuitement un livre (ou CD, un DVD, un e-book) en anglais ou en français. Mais au-delà de son attrait touristique et de sa fonction culturelle, la bibliothèque est également réputée pour servir de lieu de rencontre à des familles séparées par la frontière. En effet, des gens se retrouvent quasiment tous les jours à la bibliothèque pour passer la journée ensemble car ils n’ont pas d’autre moyen pour entrer dans le pays voisin. C’est triste… Les douaniers qui voient cela d’un très mauvais œil, tentent parfois de freiner les visiteurs les plus « assidus » mais n’ont finalement aucun recours légal contre eux.
Dans un contexte où l’actualité soulève de plus en plus de questions sur l’immigration, cette bibliothèque qui réunit des familles séparées n’est pas sans rappeler ces balançoires roses récemment installées entre la frontière du Mexique et des Etats-Unis, où des enfants peuvent jouer ensemble, malgré les barreaux qui les séparent. Tout un symbole…
Merci pour les petits films…et les récits ; excellents!